Jakuchû – Le Royaume coloré des êtres vivants (Petit Palais)
Du 15 septembre au 14 octobre 2018, le Petit Palais présente une exposition exceptionnelle consacrée au peintre japonais Itô Jakuchû 伊藤若冲 (1716-1800), Jakuchû – Le Royaume coloré des êtres vivants. Exceptionnelle car c’est la deuxième fois que l’œuvre phare de ce peintre, encore peu connu en Europe, est présentée dans son intégralité en dehors du Japon. Nous le devons à « Japonismes 2018 », un vaste programme culturel qui célèbre les 160 ans des relations diplomatiques entre la France et le Japon, et ce entre juillet 2018 et février 2019.
Jakuchûmania
C’est en 2000 que j’ai fait connaissance avec Jakuchû. Une amie française, exilée comme moi en terre nippone, s’est rendue au musée national de Kyoto (Kyôto kokuritsu hakubutsukan 京都国立博物館) pour voir une exposition consacrée à ce peintre, mort il y a tout juste 200 ans. Le catalogue qu’elle en a ramené dévoilait des oiseaux de feu perdus dans une végétation luxuriante. De quoi être intriguée.
Les années suivantes, Jakuchû est revenu plusieurs fois se rappeler à mon souvenir. Par cette amie bien sûr. Puis, lors de mes déplacements au Japon. En 2013, je le fais découvrir à un petit groupe de voyageurs alors que nous nous trouvions dans la boutique du Pavillon d’Or. Je feuillette un ouvrage consacré à Jakuchû et leur montre quelques œuvres de ce peintre ignoré en Europe : des volatiles au plumage bariolé, des légumes « bouddhéisés », etc. Ce qui fait mouche. La plupart d’entre eux achètent l’ouvrage en question. Mais le grand moment sera un autre voyage en 2016. Je fais mes adieux à mon groupe de voyageurs pour rejoindre des amis français fraîchement débarqués, quand je tombe sur l’affiche de mes rêves : une exposition du musée d’art métropolitain de Tokyo (Tôkyôto bijutsukan 東京都美術館) entièrement dédiée à Jakuchû à l’occasion des 300 ans de sa naissance. La plus complète qui soit : 89 peintures. Et des souvenirs en pagaille : mes amis éberlués de la longue queue, bien balisée, qui s’étire dans Ueno sous un soleil de plomb. Hommes et femmes de tous âges patientant avec le sourire sous des ombrelles prêtées gracieusement par le musée. A l’intérieur, une cohue paisible, sans aucune agressivité. Du monde partout, tous agglutinés devant les rouleaux, à admirer à la jumelle les fins traits de pinceau, et à discutailler avec ravissement d’un détail sur un plumage.
Oui, les Japonais sont des amoureux fous de Jakuchû. Et ils nous font l’immense plaisir, à nous Français, de pouvoir découvrir pour la première fois en Europe, son œuvre majeure, Le Royaume coloré des êtres vivants.
Un peintre méconnu en Europe
Qui est au juste celui que les historiens de l’art classent comme l’un des « Trois peintres excentriques » (kisô no gaka「奇想の画家」) du XVIIIe siècle, avec Soga Shôhaku 曾我蕭白 (1730-1781) et Nagasawa Rôsetsu 長沢芦雪 (1754-1799) ? Excentriques car situés en dehors de toute école traditionnelle, abreuvés d’influences diverses, audacieux dans leurs expérimentations, considérés comme des êtres singuliers par leurs contemporains.
Jakuchû est un artiste qui eut au cours de sa vie plusieurs noms personnels (Itô Shunkyô 伊藤春教, puis Itô Jokin 伊藤汝釣) et de multiples surnoms (Keiwa 景和, Tobeian 斗米庵, Beitoô 米斗翁, et bien sûr Jakuchû). Né à Kyoto en 1716, an 6 de l’ère Shôtoku 正徳, il est le fils aîné d’une riche famille de marchands de fruits et de légumes. Il développe un intérêt précoce pour la peinture mais à la mort de son père en 1738, et comme le veut la tradition, il reprend l’affaire familiale et demeure à sa tête durant une quinzaine d’années. En 1754, il demande cependant à son jeune frère de reprendre les rênes de l’entreprise afin de pouvoir dédier sa vie à son art.
Sa formation est éclectique et se situe à la croisée de plusieurs grands courants de peinture. Il reçoit ainsi à Osaka les enseignements d’un peintre de l’école Kanô (Kanô-ha 狩野派), Ôoka Shunboku 大岡春卜 (1680-1763). Apparue sur le devant de la scène vers le milieu du XVe siècle, cette école est liée dès le départ au pouvoir militaire. Elle parvient à maîtriser les techniques de la peinture monochrome chinoise tout en y adjoignant les couleurs vives et précieuses, sur fond de feuilles d’or, de la peinture traditionnelle japonaise (Yamato-e 大和絵). Les peintures de l’école Kanô se caractérisent notamment par un intérêt accru pour certaines thématiques telles que les fleurs et les oiseaux, tout en présentant un grand réalisme et un cadrage serré. Ce sont ces mêmes peintures qui ornent les paravents (byôbu 屏風) et les parois coulissantes (fusuma 襖) des châteaux seigneuriaux, comme une affirmation de la puissance et de la munificence de leur propriétaire. A tel point que cette école reçoit le patronage officiel des shoguns durant l’époque d’Edo.
Mais Jakuchû suit également les enseignements de Daiten Kenjô 大典顕常 (1719-1801), un moine du Shôkokuji 相国寺, un temple d’obédience zen de Kyoto, où il découvre et s’initie à la peinture chinoise, avec une prédilection pour celles des dynasties Song 宋 (960-1279), Yuan 元 (1279-1368) et Ming 明 (1368-1644). C’est dans ce temple que Jakuchû, fervent bouddhiste, étudie et copie des originaux chinois, affinant sa technique et la finesse de son pinceau.
Enfin, Jakuchû a également été influencé par Maruyama Ôkyo 円山応挙 (1733-1795), l’initiateur du mouvement réaliste (shaseiga 写生画) : cela est visible dans sa manière quasi-scientifique d’étudier à la loupe la nature et les êtres qui la peuplent.
En 1788, un incendie ravage la maison familiale : âgé de 73 ans, il entre alors en religion et se retire dans une demeure des environs du temple Sekihôji 石峯寺, toujours à Kyoto, où il poursuit ses activités, à l’abri des aléas, jusqu’à sa mort, en 1800.
Le Royaume coloré des êtres vivants
L’œuvre majeure de Jakuchû, Le Royaume coloré des êtres vivants (Dôshoku saie『動植綵絵』), a connu un destin particulier. Artiste excentrique, qui vit et peint selon son bon plaisir, Jakuchû n’a guère eu de disciples pour faire vivre sa mémoire, contrairement à d’autres peintres majeurs de son époque. Par ailleurs, Le Royaume colorés des êtres vivants qui fut offert au temple Shôkokuji en repartit quelques décennies plus tard. En 1889, le temple, qui connaissait de graves vicissitudes et tombait quasiment en ruines, céda les rouleaux pour 10 000 yens à l’Agence de la Maison impériale. Ce qui signifia que les peintures disparurent des yeux du commun des mortels, et leur auteur fut voué à l’oubli. Une longue traversée du désert commençait.
Jakuchû ne fut vraiment redécouvert qu’après la Seconde Guerre mondiale, et ce grâce à un collectionneur américain, Joe Price. Ce dernier avait acquis certaines de ses peintures et il se mit à travailler de concert avec l’historien d’art japonais, Nobuo Tsuji 辻惟雄, qui a joué un rôle actif dans la redécouverte de Jakuchû. Puis, ce fut le triomphe de l’exposition de 2000 qui lança la Jakuchûmania.
A presque 40 ans, Jakuchû décide donc de se consacrer exclusivement à la peinture. Il commence à peindre cet ensemble en 1757. Il lui faudra une décennie entière pour achever les trente rouleaux verticaux (kakemono 掛物) de soie peints qui le composent. Tous présentent à peu près les mêmes dimensions : 142 centimètres de longueur sur 79 centimètres de largeur.
Les rouleaux dévoilent une nature exubérante de vie dans laquelle évolue une faune familière et magnifiée, composée entre autres de coqs flamboyants, de faisans dorés et de canards mandarins. Certains sont consacrés à des poissons aux écailles multicolores et à des insectes voltigeurs. Il ne fait aucun doute que c’est en côtoyant les étals du grand marché alimentaire de Kyoto, Nishiki (Nishiki ichiba 錦市場), qu’il puisa son inspiration pour peindre ces oiseaux qui semblent sur le point de s’échapper des fils de soie qui les retiennent.
Si la technique employée pour donner vie à ces êtres est originale, elle n’a pas été créée par Jakuchû lui-même. Mais il s’en empare avec virtuosité et avec un haut degré de technicité. En effet, c’est en peignant sur le revers de la matière, la soie, qu’il accentue la luminosité des couleurs et la profondeur des formes. Cette technique se nomme urazaishiki 裏彩色, ce qui signifie littéralement « les couleurs de l’envers ».
La Triade de Shakyamuni
La Triade dédiée à Shakyamuni (Shaka sanzon-zō 釈迦三尊像) accompagnait traditionnellement les trente rouleaux et dévoile l’image d’un Jakuchû pieux bouddhiste. Les rouleaux présentent des dimensions plus importantes : environ 210 centimètres de longueur sur 111 centimètres de largeur.
Ces trois rouleaux qui datent de 1765 sont toujours présents au temple Shôkokuji qui les a conservés précieusement. Le Bouddha historique, Shakyamuni (Shaka 釈迦), y est représenté, accompagné de deux Bodhisattva, Samantabhadra (Fugen bosatsu 普賢菩薩), monté sur son éléphant blanc aux six défenses et Manjushri (Monju bosatsu 文殊菩薩), qui chevauche un tigre bleu. La délicatesse des étoffes impressionne tout autant que les riches couleurs.
Du fait de la fragilité de l’ensemble, l’exposition ne dure qu’un mois. Elle est accompagnée d’un cycle de conférences destinées à mieux appréhender l’univers et la technique picturale de Jakuchû. Quoiqu’il en soit, n’hésitez pas à vous y rendre pour découvrir un peintre étonnant et attachant !
Pour aller plus loin
- Un petit documentaire de la National Gallery of Art de Washington qui fut le premier musée étranger à présenter Le Royaume coloré des êtres vivants en 2012.
un grand merci chaleureux pour les photos des peintures et la biographie de ce peintre que ses oeuvres donnent envie de connaître tout comme elles ouvrent à une curiosité plus grande encore sur l’art au Japon.
Bonjour,
Je vous remercie pour votre commentaire !
Oui, je suis d’accord : Jakuchû mérite d’être plus largement connu sous nos latitudes.