FocusUne œuvre d'art

Le Nirvana des fruits et des légumes (Itô Jakuchû)

C’est le 14 octobre prochain que s’achève au Petit Palais l’exposition exceptionnelle dédiée au peintre japonais Itô Jakuchû 伊藤若冲 (1716-1800), Jakuchû – Le Royaume coloré des êtres vivants. L’occasion pour moi d’inaugurer une nouvelle rubrique du site, Focus, qui vous propose entre autres de découvrir une œuvre d’art. J’ai donc jeté mon dévolu sur une peinture étonnante de Jakuchû à laquelle sont attachés nombre de Japonais, Le Nirvana des fruits et des légumes.

Pour compléter mes quelques connaissances sur cette peinture, j’ai assisté à une conférence donnée au musée Cernuschi le 29 septembre dernier qui tournait autour de la représentation des enfers japonais. C’est dans ce cadre que le professeur Nobuhiro ITÔ 伊藤信博, professeur de littérature japonaise et d’histoire de l’art à l’université Sugiyama Jogakuen (Sugiyama Jogakuen daigaku 椙山女学園大学) de Nagoya, est intervenu pour nous parler de cette œuvre.

Le nirvana des fruits et des légumes

Un monochrome à l’encre de Chine

Le Nirvana des fruits et des légumes (kaso nehanzu 『果蔬涅槃図』) se trouve dans les collections du musée national de Kyoto (Kyôto kokuritsu hakubutsukan 京都国立博物館). Il appartient à la catégorie dite des « biens culturels importants » (jûyô bunkazai 重要文化財, abrégé plus simplement en jûbun 重文). Quésaco ? Au Japon, il existe un système de classement établi par des commissions d’experts qui distingue, parmi l’ensemble des œuvres conservées dans les musées, les temples et les collections particulières, un groupe restreint d’objets prestigieux. Les plus remarquables sont classés dans la fameuse catégorie appelée « trésors nationaux » (kokuhô 国宝). Celle des biens culturels importants vient juste après celle des trésors nationaux.

Le Nirvana des fruits et des légumes est une œuvre sur papier qui se présente sous la forme d’un rouleau vertical (kakemono 掛物) aux dimensions plus importantes que ceux qui composent Le Royaume coloré des êtres vivants (Dôshoku saie『動植綵絵』), présentés actuellement au Petit Palais : elle mesure en effet 182,4 cm de longueur sur 96,3 cm de largeur. Enfin, elle appartient à la catégorie des peintures à l’encre de Chine, catégorie dans laquelle excellait Jakuchû qui a pu admirer et copier les grands maîtres chinois dont les peintures étaient visibles au Shôkokuji 相国寺, un temple de Kyoto qu’il a beaucoup fréquenté. Sa grande maîtrise de la technique du lavis est ici bien visible dans l’épaisseur plus ou moins prononcée des traits et la dilution contrôlée du noir.

Une nature morte magnifiée par la technique de Jakuchû ?

Le sujet paraît anodin : une composition verticale de fruits et de légumes qui pourrait ressembler à l’une de ces natures mortes que la peinture occidentale a produites en nombre. Selon le professeur ITÔ, plus de 80 variétés de végétaux y sont reconnaissables. Pourrait alors débuter un inventaire à la Prévert :

Calebasse (yûgao 夕顔) – Pastèque (suika 西瓜) – Potimarron (kabocha 南瓜) – Patate douce (Satsuma imo 薩摩芋) – Maïs (tômorokoshi 玉蜀黍) – Navet (kabu 蕪) – Aubergine (nasu 茄子) – Racine de lotus (renkon 蓮根) – Châtaigne (kuri 栗) – Nashi 梨 – Kaki 柿 – Yuzu 柚子 – Prune japonaise (sumomo 李) – Prêle des champs (tsukushi 土筆) – Pêche (momo 桃) – Nèfle du Japon (biwa 枇杷) – Soja (daizu 大豆) – Haricot azuki (azuki 小豆) – Jeunes fèves de soja (les fameux edamame 枝豆) – Ginkgo (ichô 銀杏) – Sans oublier de nombreuses variétés de champignons (kinoko 茸) !

Le nirvana des fruits et des légumes

Et au milieu de tout ce petit monde comestible, un énorme radis blanc fourchu (futamata daikon 二股大根) occupe le centre de la composition, étalé de tout son long sur un panier renversé. Nous comprenons que ce radis est le héros de la scène champêtre vers lequel sont tournés ses compagnons.

Une parodie de la mort de Bouddha ?

Pourtant, la disposition ne laisse guère de place au doute : nous nous trouvons devant une représentation atypique du nirvana du Bouddha historique, Shakyamuni (Shaka 釈迦), ici représenté sous les traits du gros radis blanc, couché sur un panier, entouré de ses disciples dépeints sous les traits de fruits et de légumes. Rappelons qu’après avoir atteint l’Illumination (Bodhi en sanskrit – satori 悟り en japonais), Shakyamuni prêcha de longues années jusqu’à sa mort. Quand survint celle-ci, le Bouddha, c’est-à-dire l’Eveillé, qui était désormais libéré du cycle des renaissances, parvint au but ultime, l’entrée dans l’Extinction (Nirvâna en sanskrit – nehan 涅槃 en japonais) : il ne se réincarne pas.

La scène de la mort de Bouddha s’accompagne traditionnellement d’un cortège de personnages épris de tristesse, parmi lequels ses disciples éplorés veillent le corps. Beaucoup de peintures et de sculptures ont représenté ce moment crucial. Celle qui me vient spontanément à l’esprit est la scène qu’il est possible d’admirer dans la pagode du temple Hôryûji 法隆寺, situé à Nara. Daté de 711, cet ensemble de sculptures en terre séché est particulièrement frappant de réalisme : autour du Bouddha étendu, ses disciples se lamentent, les visages tordus par une douleur infinie.

Bien évidemment, représenter l’un des moments les plus importants de la vie du Bouddha de cette manière nous semble parodique, à nous Occidentaux, d’autant que Jakuchû est le fils aîné d’une riche famille de marchands de fruits et de légumes : l’ironie semble ainsi boucler sur elle-même !

Une peinture empreinte d’une profonde religiosité ?

Une autre analyse pourrait cependant aller à l’encontre de la thèse de la parodie. Penchons-nous d’abord sur sa datation. Jakuchû a peint ce nirvana dans les dernières années de sa vie, entre 1779 qui marque le décès de sa mère et 1800, date de sa propre mort. Par ailleurs, cette période est marquée par l’incendie qui ravagea la demeure familiale en 1788 et qui conduisit Jakuchû à entrer en religion et à se retirer dans une demeure des environs du temple Sekihôji 石峯寺, à Kyoto. Ce même temple qui dépend de la secte zen Ôbaku (Ôbaku-shû 黄檗宗). Attardons-nous un peu sur ce courant bouddhique.

Le nirvana des fruits et des légumes

Au Japon, le bouddhisme fut introduit au milieu du VIe siècle en provenance de Corée. Et tout au long des siècles suivants, plusieurs écoles furent transplantées en terre nippone. L’époque de Nara (645-794) vit s’épanouir les six écoles de Nara, toutes liées aux grands monastères de la jeune capitale, tandis qu’à l’époque suivante, celle de Heian (794-1185), ce fut au tour du bouddhisme ésotérique, Shingon et Tendai, de s’y épanouir. Puis, ce fut l’explosion à l’époque de Kamakura (1185-1333), avec le développement des sectes amidistes et surtout du bouddhisme zen. Bref, le bouddhisme était à la fête au Japon !

En contrepoint, l’époque d’Edo (1603-1867) se caractérise par une intégration du bouddhisme dans l’appareil bureaucratique du shogunat. Désormais, chaque famille doit dépendre d’un temple, ce qui permet son enregistrement (et son contrôle), et les rites de crémation se généralisent à toutes les couches de la société. Mais ce fut également à cette époque que fut introduite une secte zen en provenance de Chine, la secte Ôbaku, proche du Rinzai.

Il faut savoir que les sectes zen, Rinzai et Ôbaku, répondent de la même façon à une question cruciale du bouddhisme : est-ce que la nature de bouddha est conférée à tous les êtres, animés comme inanimés ? En d’autres termes, est-ce qu’un radis peut atteindre l’Eveil ? Pour ces sectes, la réponse est affirmative. Et c’est à l’aune de cette affirmation que le nirvana peut être regardé sous un jour différent. Les fruits et les légumes, mets quotidiens et modestes des repas végétariens des moines bouddhistes, offerts comme offrandes sur les autels bouddhiques, peuvent accéder à la nature de bouddha : comme les humains, comme les animaux, ils peuvent parvenir à l’Eveil.

En définitive, Le Nirvana des fruits et des légumes apparaît comme une œuvre en miroir. Quelques fruits et légumes délicatement esquissés à l’encre de Chine par un fils de maraîchers se métamorphosent sous nos yeux. De simple nature morte, ils finissent par plagier une scène bouddhique essentielle, avant de résoudre un problème philosophico-religieux le plus simplement du monde.

Le nirvana des fruits et des légumes

 

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